Philosophie - La littérature comme aventure morale, Louis Ledonne

 

La lecture de roman impose une révision de la manière dont nous pensons l'éthique en la fondant sur des normes ou des principes car elle évoque l'identification avec des individus uniques et nous rend sensibles au contexte.

Cet intérêt pour le particulier dont le jugement moral ne peut faire l'économie implique que la lecture est déjà une démarche morale et qu'elle nous conduit à prendre la mesure de la fragilité du bien.

 

Les œuvres littéraires nous amènent à exercer notre jugement moral avec plus de finesse et développent ainsi notre imagination morale. Ainsi la littérature ne nous aide pas seulement à apprécier la diversité des situations morales et des expériences de vie, mais à considérer d'autres vies que la nôtre en y ayant accès de l'intérieur au lieu de les connaitre par des jugements pré-établis.

En effet, la découverte de personnages auxquels nous nous attachons par la lecture nous permet d'être concernés par ce qui leur arrive tout en gardant une certaine distance.

 

L'art de l'écrivain est de créer une émotion sans être didactique ni imposer de thèse. Ainsi la rencontre inédite et surprenante qu'il fait avec ses personnages est une rencontre avec lui-même. Elle s'opère à un niveau profond qui renvoie à son imaginaire et à son inconscient.

Les romans, en montrant les fils qui tissent notre vie ordinaire, rendent également la perception de nos devoirs plus incertaine.

 

L'apport de la littérature à la morale est essentiellement indirect : elle ne change pas la manière d'être des personnes et ne les rend pas plus vertueuses mais elle les dispose à ne pas se satisfaire de slogans et à interroger leurs certitudes ainsi que celles de la société dans laquelle elles vivent.

Si les chefs-d'œuvre de la philosophie  ne suffisent pas à développer notre sensibilité morale et si nous avons besoin de littérature , c'est parce que cette dernière souligne la limite des concepts en révélant ce que ce que la philosophie, dans son ordonnancement du réel, a tendance à effacer : à savoir le désordre de l'existence et les conflits vécus par des êtres vulnérables.

 

C'est parce que le mal est en nous, et pas seulement à l'extérieur de nous, et que des forces puissantes s'opposent à la considération que nous avons, pour nous mêmes et les autres, qu' il est nécessaire de recevoir une éducation faisant appel aux émotions, à l'imagination morale et au langage.

Ce que les œuvres littéraires nous donnent à voir, parfois clairement, parfois obscurément, nous plonge dans une troublante perplexité en même temps que nous sommes conduits à un élargissement formidable de notre intelligence et de notre compréhension des relations humaines.

 

Cet éveil à la compréhension intime, au sentiment des situations humaines, la philosophie peine à le susciter et à le développer parce qu'elle aura trop souvent délaissé, ignoré, voire méprisé ce que l'intelligence requiert de sensibilité et l'imagination de travail.

Telle est pourtant la condition première de  toute quête de la connaissance véritable.

 

"Commençons par l'immense pitié" déclare Victor Hugo. Savions-nous vraiment en quelle manière un geste de bonté véritable, de bonté insensée, peut bouleverser un être, jusqu'à transformer sa vie tout entière, avant d'avoir accompagné Jean Valjean à la rencontre de l'évêque Bienvenu ? Rien ne laisse mieux éprouver les dilemmes de la responsabilité morale que le chapitre des Misérables où les exigences de l'honnêteté et de l'intégrité entrent dans un conflit terrible avec le calcul utilitariste des conséquences.

Dans Billy Bud  de Melville, la décision, au cœur de l'intrigue, que prend le bon prince noir, le commandant Vere est toute empreinte d'une raison machiavélique.  Elle consiste à faire pendre le beau matelot, l' incarnation parfaite de l'innocence en conséquence d'un crime dont il ne s'est qu'involontairement rendu coupable. Parce que la loi est au dessus de tout et qu'elle doit être respectée.

 

Dans La Pitié dangereuse de Stefan Zweig, nous saisissons les dilemmes entre le désir de liberté et les contraintes de l'obligation auxquels la pitié, - maudite pitié, s'écriera le héros du roman - nous confronte tragiquement. Et que penser de la distinction que Zweig établit entre la pitié senti mentale et la pitié créatrice ?

"Si la littérature s'éloigne du mal, elle devient vite ennuyeuse" disait Georges Bataille. Gageons, au contraire, que lorsque la littérature s'approche du bien, elle est formidablement intéressante. Et cet intérêt n'est pas seulement intellectuel : il nous implique profondément.

 

A Hannah Arendt le dernier mot : "A l'heure actuelle, je pense que le mal est seulement extrême, mais jamais radical et qu'il ne possède ni profondeur ni dimension démoniaque. Il peut dévaster le monde entier, précisément parce qu'il prolifère comme un champignon à la surface de la terre. Seul le bien est profond et radical" . 

 

Louis Ledonne

  

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