Philosophie - La radicalité confisquée par les mots et les images, Louis Ledonne

 

Le sentiment d'impuissance comme l'effroi face à tout changement, dont la rhétorique de la terreur est complice, sont à l'origine des ornières de la pensée. Ces ornières font entendre les chuintements du ressassement dans ce qu'on lit et dans ce qu'on entend.

 

A la plainte quotidienne et légitime qui dénonce la pollution de l'air et annonce l'agonie de la planète se joint, inséparable, l'expérience déprimante des tensions agressives dans l'espace public.

 

Les organes du pouvoir lui-même , dans leur acquiescement lucratif avec le capitalisme sauvage, se font serviteurs de toutes les dérégulations en faisant mine d'en combattre les dérèglements et de nous en protéger.

Tout sonne tellement faux comme un instrument désaccordé !

 

Quelles sont les voix qui peuvent se faire entendre , non pas pour formuler quelque vérité perdue ou encore inédite, mais pour rendre simplement à l'usage de la parole et au sens des mots leur pouvoir de liaison.

 

C'est dans ce paysage qu'il est souhaitable de rendre au terme "radicalité" sa beauté virulente et son énergie politique.

 

Tout est fait aujourd'hui pour identifier la radicalité aux gestes les plus meurtriers et aux opinions les plus asservies. La voici réduite dans un nouveau lexique à ne désigner que les convictions doctrinales et les stratégies d'endoctrinement qui font croire en retour qu'il suffit de "déradicaliser" pour éradiquer toute violence et pratiquer une réconciliation consensuelle aves le monde qui a produit ces dérives elles-mêmes.

 

La radicalité, au contraire, fait appel au courage des ruptures constructives et à l'imagination la plus créatrice. La véritable urgence est bien pour nous le combat contre la confiscation des mots, des images et du temps.

La confusion entre la radicalité transformatrice et les extrémismes est le pire venin que l'usage des mots inocule jour après jour dans la conscience et dans les corps.

 

Les mots les plus menacés sont ceux que la langue du flux mondial de la communication verbale et iconique fait peu à peu disparaitre après leur avoir fait subir torsion sur torsion afin de les plier à la loi du marché.

Peu à peu, c'est la capacité d'agir qui est anéantie par ces confiscations mêmes, qui veulent anéantir toute énergie transformatrice.

 

Les actions d'écrire, faire de la philosophie, penser une action politique, partager des gestes de résistance sont des actions en train de s'éroder par les images et les discours.

 

Ce sont les saccades inanalysables et la violence ininterrompue de ce qu'on appelle l'actualité. Et c'est le cadre dans lequel nos vies sont tenues d'inscrire la singularité de leur trajectoire quotidienne et n'y parviennent plus ou craignent de ne plus y parvenir.

 

Refusant de consentir aux itinéraires planifiés par l'ordre dominant, ne faut-il pas alors préférer emprunter les lignes d'erre qui ouvrent la cartographie imprévisible d'un vagabondage du sens et de la nébuleuse du possible.

Au détriment de l'image ne faudrait-il pas restaurer la fidélité à la parole et à la fiabilité de son usage dans un monde dominé par le régime du spectacle.

 

Aborder aussi par une voie sensible et communicable la puissance des affects qui, en mettant en mouvement les corps qui veulent encore combattre, prennent des risques avec le courage qu'exige la conscience du danger.

Laisser flotter le visible dans son indétermination, consentir à entendre le murmure plaintif ou joyeux des choses, percevoir des vibrations imprévisibles, innombrables et contradictoires de  tout ce qui nous entoure et nous soutient, tel est le programme sensitif qui peut conduire et soutenir nos actions politiques.

 

Ecrire pour  conjurer les "passions tristes" en retrouvant peu à peu, et par bribes, le   sens des mots confisqués, ceux qui autrefois ouvraient les voies de ce supposé impossible qui nous est toujours à charge.

Ce chemin qui s'ouvre voudrait rétablir la puissance d'une radicalité qui n'a rien à voir avec les gestes désespérés et cruels du nihilisme, ni avec ceux des fanatismes de tout poil qui opposent d'est en ouest les possédants ou les possédés des trois monothéismes  ou des passions nationalistes affamées de légitimités fantasques ou d'identités meurtrières.

 

La défense de la parole et la vigilance maintenue dans ses usages sont la condition du débat qui permet et soutient la vie politique.

La force de cette radicalité retrouvée fait que nous sommes tenus d'être les hôtes de l'étrange et de l'étranger pour faire advenir ce qu'on nous demande justement de ne plus attendre et même de repousser.

 

Cette radicalité n'est pas un programme, c'est la figure de notre accueil face à tout ce qui arrive et ainsi continue de nous arriver.

 

Louis Ledonne            

   

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