Philosophie - La rage des images et la fuite du réel, Louis Ledonne

 

On parle souvent de « réel » et de « réalité » , notions aussi difficiles à cerner que « nature » ou « vérité.  La « réalité », c’est le monde qui nous fait, qui nous vit sans qu’on le pense, en même temps que nous le vivons, le transformons sans cesse. Sur un arrière-plan social et culturel donné, il y a autant de « réels » que d’aptitudes à en recevoir les messages.

 

La science analytique ne considère jamais que des parties du réel, explore leurs relations entre des jalons prédéfinis. La pensée non prédéterminée en a la liberté d’appréhension entière. Un consensus implicite « lisse » les multiples perceptions du réel et le langage y contribue de près, en modulant les ondes d’objets ou d’idées et leurs interférences.

 

Jamais statique, le réel reste libre car il est le territoire des consciences qui en dépendent.

Mais contrefaire le réel dans des formes finies arrête la pensée. Aujourd’hui, beaucoup de nos actes voire de nos productions mentales en bien de domaines, sont du matériau mathématisable et numérisable. A peu près chaque chose, naturelle ou d’obédience humaine, peut se retrouver formulée par des équations.

 

Mais quand l’analyse concerne la perception et la pratique humaine des choses, les faits et les liens sociaux, cette mathématisation exponentielle de la réalité n’éloigne-t-elle pas la réalité de la pensée commune ?

Cette fièvre numérique s’est vite étendue aux images, qui se sont multipliées de façon exponentielle quand le téléphone de poche a intégré les foncions photographiques et filmiques.

 

Les images (numérisées) envahissent la chaine de représentation des êtres et des choses : la beauté s’exhibe ou se dilue, l’horreur hausse ses récifs. On ne sait plus très bien où finit le réel et où commence la réalité dans une histoire de vie avec des témoignages iconographiques, toujours pris avec toujours plus de hâte jusqu’à préférer le regard en différé. 

 

La compulsion à dupliquer l’instant, de quelque nature soit-il, pourrait finir par l’emporter sur les repères temporels ?

 

Avec le transfert immédiat des images, le pouvoir de se multiplier soi-même, sentiment d’ubiquité,  agrandit la présence en lui donnant plus d’espace mais non de profondeur. Il se peut que l’attestation fournie par le cliché qui assure « j’étais bien là devant ce paysage  », par exemple, finisse par occulter l’énoncé « je suis ». Celui-ci suppose la plénitude du vécu.

Outre que l’on tourne le dos à la vue, l’image, attestant alors qu’on ne regarde pas, me montre devant un spectacle ostensiblement ignoré, ayant moins d’importance que ce moi devant ce quelque chose, prétexte à ma propre célébration.

 

Cependant, l’attention seconde aux propositions de la réalité via les images ne suppose pas nécessairement déficit : ce qu’on regarde plus tard peut enseigner, sinon émouvoir d’avantage que ce qui a été vu évasivement. Reste que, dans l’évasif, se passe aussi beaucoup d’informations à notre insu, que l’attention en différé ne rencontrera pas nécessairement.

 

C’est l’abandon de la réalité, l’indistinction progressive entre le réel et ses doubles qui, s’ajoutant à d’autres décalages, contribue au « floutage » de ce siècle de la vitesse.

 

Les images, isolées des textes qui en sont la trame, risquent de ne pas révéler les rapports qui constituent le monde, mais se contenter de prélever des lambeaux de réalité : les mises en réseau auraient pu être une épiphanie, nous révéler massivement la complexité des choses, nous offrir la diversité des opinions et la profondeur des caractères humains et ainsi se laisser déployer dans ses infinies variétés le mélange des valeurs morales et des mesquineries qui nous constitue.

 

Il est devenu facile par ailleurs de remanier les images avec des logiciels qui en font varier les signaux d’arrière-plan ; les manipulateurs en profitent. L’emprise numérique ne cesse de construire une pseudo-vérité où s’ancre la post-vérité. La question se pose alors de la véracité de ces images, quand, une fois numérisées, elles deviennent modifiables.

 

Comment habiter un monde où l’on est tenu de savoir trop en même temps qu’on ne peut plus savoir vrai ?

 

La possibilité de dédoubler, disperser, remanier le réel s’offre au même moment où le monde , éclaté par les sciences dispersantes, rétréci par les croyances de tout genre, réclame qu’on « l’appréhende pour lui-même ».

Exposés que nous sommes à confondre la réalité avec des copies prêtes aux retouches du mensonge, il nous faut affirmer le devoir d’attester à la « réalité première », étape initiale de la résistance à toute entreprise de manipulation du réel

 

Et ainsi nous permettre d’éviter sa fuite.

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