Philosophie - La puissance du rêve, Louis Ledonne

La puissance du rêve

La crise de la représentation

Indifférenciation politique due à un débat idéologique limité à un périmètre toujours plus étroit, désaffection des corps intermédiaires (conscience de classe, syndicats), polarisation de l’opinion amplifiée par les réseaux sociaux. Ces phénomènes font maintenant partie des nouvelles règles du jeu politique et contribuent au malaise de nos démocraties et à l’affaiblissement de l’autorité de l’Etat. 

Pour ceux qui souhaitent réellement endiguer la dévitalisation démocratique que nous vivons aujourd’hui, il convient non pas de s’arrêter à de vains débats sur ces symptômes, mais bien d’aller plus loin pour en explorer l’origine.

Depuis deux décennies de nombreux travaux ont été consacrés à la « crise de la représentation » que traduit la défiance croissante des citoyens vis-à-vis des institutions politiques. Pour beaucoup, c’est la conséquence de l’élévation du niveau d’instruction de la population, qui renforce « la possibilité de critiquer l’action des représentants.

Beaucoup de phénomènes interprétés comme étant symptomatiques d’une “crise de la représentation” sont des conséquences de cette évolution ». La prise de conscience par les citoyens de la dimension relativement artificielle de la représentation - laquelle est non pas un « miroir » ni un « échantillon » de la société mais est par nature une construction sociale et juridique -– expliquerait un besoin grandissant de contrôler les gouvernants.

La représentation a pour fonction de concilier deux principes majeurs de la vie en société : l’exercice de la liberté et de l’autonomie des individus d’une part, et le maintien d’un ordre social nécessaire à la coexistence, sauf à basculer dans un monde hobbesien de la guerre de tous contre tous…

L’ère de l’hyper défiance

La crise de confiance s’ancre (en partie) dans une crise de la citoyenneté. La capacité de chacun à s’élever au-dessus de ses propres intérêts pour prendre en compte l’intérêt commun est, en effet, elle aussi affaiblie. On oublie souvent que la démocratie n’est pas uniquement un système institutionnel, c’est une culture, un état d’esprit, une pratique qui n’a rien de spontané et qui doit être cultivé au jour le jour.

Dans ce contexte, nous aurions basculé dans une démocratie de consommation, d’élus-kleenex, où la confrontation est un but et non un moyen vers le compromis. Elle permet à chaque individu d’exister et de trouver sa place dans la société, au lieu de servir à agréger des citoyens autour d’intérêts communs. Nous dirions donc : « Oui au débat, mais pour exprimer, et non pour décider. »

En effet, depuis longtemps, le débat ne porte plus sur ce qu’on est prêt à partager mais sur ceux pour qui et avec qui on est prêt à le faire, l’inquiétude des citoyens vis-à-vis de la cohésion sociale se comprend alors d’autant mieux. Cette polarisation permet d’organiser et de donner un sens aux enjeux politiques contemporains. Mais elle menace également notre capacité à vivre ensemble et à relever ces défis. La multiplicité des questions qui se posent à nous entraîne un changement important par rapport aux siècles passés.

On imagine mal une grille de lecture de la société, comme le fût en son temps le clivage gauche-droite. Il faut plutôt envisager différents types de repères selon le domaine abordé . Ces oppositions n’auront pas forcément besoin de s’incarner dans des camps qui se combattent ; l’important est d’avoir des confrontations d’idées qui produisent une tension créatrice.

La grande illusion

Un économisme étroit (reflétant sans doute la nostalgie des Trente Glorieuses) nous a enfermés dans cette illusion qu’avec un peu plus de croissance nous allions surmonter nos difficultés. Comme si les problèmes de l’école ou bien de l’hôpital, la crise de la justice, l’inadaptation de la formation, les mutations du monde du travail ou la montée des tensions communautaires et religieuses allaient aisément se résoudre avec quelques moyens supplémentaires ! Pendant des années, la loi a ainsi été le moyen de faire patienter les citoyens en attendant le retour de la croissance.

Les conséquences de cet aveuglement durable sont immenses. Elles sont de deux ordres :

- d’une part, nous ne nous sommes pas donné les moyens de comprendre le monde dans lequel nous vivons (inégalités croissantes, fracture numérique, dérèglement climatique, immigration . . . ). Nous nous accrochons désespérément à des solutions anciennes pour résoudre de nouveaux problèmes. On ne sera pas surpris que l’inefficacité croissante soit au rendez-vous. Assurément, il ne faut pas chercher ailleurs l’origine de cette peur de l’avenir et de cette anxiété qui paralysent aujourd’hui nos sociétés. Nos concitoyens réclament de nouveaux repères sur les nouvelles questions qui les tourmentent.

- La seconde conséquence est également dévastatrice. Si l’objectif principal de l’action publique est la croissance, alors le débat consiste à savoir qui va en profiter. En fait, nous avons ainsi réduit la politique à la seule lutte des intérêts (l’économie ayant été érigée au rang de croyance). La discussion se limite désormais à choisir à qui l’on donne.

Dans ce climat, il devient très difficile, voire impossible, d’élaborer un projet ou de conduire une politique. Car la défiance à l’égard de la politique ne vient pas uniquement d’un supposé éloignement des hommes politiques, mais aussi de notre incapacité collective à identifier les enjeux d’aujourd’hui pour bâtir un projet.

La crise du nous : le commun n’est pas l’homogénéité

Le drame de la période actuelle est que face aux forces de dispersion et de désagrégation de la communauté nationale que représentent les identités nouvelles ou « tribus », nul ne semble plus savoir comment créer du « nous » sans recourir à l’artifice de l’essentialisation et de la désignation d’adversaires ou de boucs émissaires…

Confondant différences, divergences, clivages et conflits, de nombreux acteurs politiques ont contribué à dérégler le débat démocratique ces dernières années. La démocratie n’est certes pas construite, loin s’en faut, sur l’idée de consensus ou d’homogénéisation sociale, politique et culturelle. Toute différence, tout clivage n’est pas une menace en soi pour la démocratie. Au contraire, ils en sont bien souvent le carburant lorsqu’ils trouvent à s’exprimer de manière raisonnée dans le cadre de nos institutions. 

Au-delà de ces différences, nous devons prendre conscience que vivre en société, ce n’est pas vivre les uns à côté des autres en recherchant chacun notre bonheur personnel, mais définir ensemble un projet et des valeurs communes.

 Retrouver le pouvoir instituant

Comment dès lors prendre en compte ou, du moins, canaliser cette exaspération permanente et bien souvent justifiée des citoyens qui rend impossible l’exercice du pouvoir ? Si l’on écarte la tentation de la démagogie, notre conviction est que l’on ne peut répondre à l’exaspération des citoyens que par une modification de la Constitution ou de nouvelles lois prenant en compte leurs aspirations mais sur base d’une nouvelle méthodologie.

Sur tous les sujets, le pouvoir est désormais soumis à des pressions continues qui exigent de lui des réponses immédiates qu’il ne veut et ne peut évidemment pas toutes satisfaire (pressions émanant des médias qui sont le reflet de tendances politiques, mais aussi des réseaux sociaux qui amalgament des opinions bien souvent irréfléchies et générées sous le coup de l’émotion).

Mais il s’agit de bien plus que d’une méthode pour réformer. Il nous faut en effet réapprendre à débattre pour construire un projet et obtenir l’adhésion des citoyens. Car au point de contestation où nous sommes, les gouvernants ne peuvent plus tenir leur légitimité pour acquise. Désormais, celle-ci est à reconquérir année après année par l’exercice efficace du pouvoir.

Dans notre démocratie qui tourne à vide, nous devons reconstruire un dispositif qui nous permette, au-delà de nos divisions qui sont à la fois naturelles et indispensables,  de nous projeter collectivement dans l’avenir.

En un mot, il faut revenir au fondement du contrat social (Jean-Jacques Rousseau) qui ne se réduit pas à un simple contrat de gouvernement mais à un contrat en deux temps, dont le premier temps est l’association entre des citoyens qui se reconnaissent comme des individus libres et égaux, ayant la volonté de vivre ensemble et de construire en commun.  Sans cette citoyenneté de base, le contrat politique est hors-sol, découpé de la société.

C’est tout l’objet du pacte tenu après délibération d’une « Assemblée citoyenne » que nous proposons[1]. Dans ce pacte, la force de gouverner résulte non pas de nouveaux textes, mais d’une nouvelle pratique institutionnelle qui doit nous permettre de sortir de la confusion actuelle : en nous redonnant la maîtrise du temps, en précisant les objectifs poursuivis, en redéfinissant, enfin, le rôle de chacun.

La puissance du rêve : un nouveau pacte citoyen et une Assemblée qui le porte

Les individus savent qu’ils sont à l’origine du sens et donc d’un système, même quand ils doivent le subir malgré eux et, pour parler comme Cornelius Castoriadis, le « pouvoir » central fondamental dans une société dont tous les autres dépendent est le pouvoir instituant. Ils doivent ainsi être prêts à assumer la responsabilité qui découle de cette reconnaissance.

Face aux angoisses, aux fractures et aux crispations, l’heure et plus que jamais venue de renouer avec une réflexion sereine et un sens libre du débat. Les citoyens doivent se rassembler autour d’une nouvelle agora. Leurs perspectives et leurs convictions divergent, mais leurs préoccupations sont communes. La politique retrouvera ici ses lettres de noblesse, en tant que « chose publique » par excellence.

Depuis longtemps, nous subissons la prégnance d’une idéologie de désespérance : cependant ce n’est pas parce que la situation est désespérante que l’on perd espoir, c’est la perte d’espérance qui ne fait ne voir dans la situation que ce qu’elle peut avoir de désespérant.

L’espérance prend son sens dans la modification du réel qu’elle porte. L’intangible, il n’y a pas lieu d’espérer le changer. Mais l’espérance, couplée à l’imaginaire, ouvre le champ des possibles. Il ne s’agit pas seulement de comprendre le champ du réel, mais d’ouvrir sur un futur possible à construire, différent de ce qui existe déjà.

Ainsi la désespérance de pas mal de nos concitoyens ne doit pas nous empêcher de voir ce qui est essentiel : le cœur battant de la sagesse populaire est cette irréfragable liaison existant entre le rêve et le réel, une obscure clarté, ruban ressemblant à la spirale de Moebius, dont l’intérieur et l’extérieur constituent une courbe en perpétuel mouvement. Il faut alors se demander de quelle manière l’imagination, fonction des possibles pratiques, travaille l’existence collective, comment elle investit la réalité historique, politique, sociale.

On pense immédiatement à cette pratique imaginative qu’est l’utopie et qu’on ne saurait renvoyer purement à l’illusion au prétexte qu’elle se situe en un non-lieu (ou-topos). Justement c’est parce qu’elle est de « nulle part » qu’’elle permet e penser autrement la vie sociale. Les utopies , sans leur diversité, ont pensé des problèmes aussi divers que la famille, la propriété, la consommation des biens, la justice sociale et surtout la nature du pouvoir.

Et, par ailleurs, les utopies les plus floues, les plus folles, sont aussi celles qui suscitent le plus d’espérance. En effet, la fonction de l’imagination utopique consiste à ouvrir le champ des possibles non pas en opérant un saut vers l’ailleurs mais, à l’inverse, en procédant de cet excentrement pour éclairer la société existante Le « nulle-part » qui dérange le réel neutralise la réalité sociale pour la mettre momentanément à distance.

Cette fonction excentrique de cet imaginaire, de cette réserve des possibles ne relève pas d’une adéquation à la vérité existante mais d’une vérité à faire.

N’est-ce pas cette conjugaison, entre le rêve et le réel, qui constitue la force dynamique des mouvements populaires dans notre pays mais aussi dans tous les pays de notre planète, quels qu’ils soient ? 

Cette dynamique peut se révéler et se concrétiser par un pacte tenu après délibération d’une « Assemblée citoyenne ». Dans ce pacte, la force de gouverner résulte non pas de nouveaux textes, mais d’une nouvelle pratique institutionnelle qui doit nous permettre de sortir de la confusion actuelle : en nous redonnant la maîtrise du temps, en précisant les objectifs poursuivis, en redéfinissant, enfin, le rôle de chacun.

Cette assemblée, qui se veut porteuse d’une demande collective non partisane, non dogmatique, a comme prétention de garantir une action efficace car suivie dans le temps. Son objectif est de rendre confiance aux citoyens en solidarisant leurs actions vers une visée qui les transcende : un modèle de société basé sur le bien commun, la recherche de plus de justice, la dignité de tout un chacun . .

 

 

 



[1]  Cette proposition d’Assemblée citoyenne fait l’objet, à l’heure actuelle, d’un mouvement, « Renew Belgium », consistant en un regroupement de personnes, collectifs et associations freelance du Nord et du Sud du pays, animés du désir de privilégier l’intelligence collective à toute autre action, dans l’intérêt de la communauté. Ce mouvement a lancé une pétition au niveau du Parlement pour la mise en place d’une telle Assemblée. Site internet : www.renewbelgium.be

 

 

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