Art et Histoire - Notre Individuation littéraire (Proust, Sartre, Barthès)

 

Il s’agit de trois niveaux d’analyse que l’on peut placer systématiquement sous les tutelles distinctes d’un auteur, d’une notion et d’une tension problématique (l’attention, l’action, la conduite par les modèles). 

 

1) « Infléchir ses perceptions » s’inscrit nettement sous le signe de Proust, de l’idée d’attention, et d’une confrontation entre le lire et le vivre dans le prolongement de l’introduction. Pratique singulière, la lecture tend à nous faire recomposer le monde environnant en « infléchissant nos perceptions », en nous soumettant des « conduites attentionnelles » d’un genre nouveau.

 

Lire La Recherche, c’est ainsi être rendu sensible dans notre vie ordinaire à des rapports entre les phénomènes (entre des sensations, des figures, des tics de langage, etc.) que le narrateur décortique pour nous et sur lesquels la lecture offre de nous arrêter.  Il y a l’effet d’un « ralentissement de l’attention »  que met en évidence Marielle Macé et qui permet de nourrir cet exercice si important pour l’auteur tout au long de l’ouvrage car tout lecteur s’y prête, même malgré lui : celui de la reconnaissance[1].

 

Reconnaître un même « genre » dans un tableau, un livre, une conduite, une pratique, un discours, c’est le propre du narrateur de Proust. Et cette reconnaissance, pour lecteur s’applique d’abord à lui-même. Se reconnaître soi-même dans un texte, dans une phrase, dans une situation inédite en apparence mais peut-être « déjà lue », devient un enjeu essentiel, une « tâche d’être ».

 

Tandis que les artistes rendent compte de cette opération dans la création d’une œuvre, les gens « ordinaires » n’atteignent pas ce niveau de mise à distance de soi dans l’œuvre, mais développent un certain nombre de dispositions qui leur permettent de façonner des conduites, des gestes, des attitudes nouvelles qui produisent un  infléchissement de nous-mêmes. Infléchissement qui est déjà la manifestation d’une distance à soi, minime sans doute, mais que la lecture rend très sensible puisqu’elle offre l’occasion – en tous les cas pour cette lecture solitaire  – de produire ces effets très concrets de réclusion, d’enfermement, de rupture qui, seuls, offrent la possibilité d’émerger, de revenir à soi, de « se ressaisir ».

 

2) L’action, et non plus seulement l’attention, prend dès lors une place croissante dans le développement, ce qu’entérine très clairement le passage au deuxième niveau d’analyse, « Trouver son rythme ».

 

Sartre remplace Proust, la notion de figure prend le pas sur l’attention; le frottement entre le lire et le vivre est abandonné au profit de la tension entre le destin et la liberté que l’on trouve dans les « vies racontées ».[2] C’est là que Marielle Macé place ses attaques contre la narration (comme Roquentin dans La Nausée), la dimension morale de toute vie et cherche à complexifier la notion d’identité narrative construite par Paul Ricœur.

 

Mais elle le suit plus volontiers dans l’idée que l’existence est traversée par des phénomènes de mimesis, plus exactement de préfiguration, de configuration et, surtout, de refiguration. La lecture offre en effet des ressources pour « se situer » (et non pour nous rendre meilleurs) et permet des « formations de formes » que la narration n’épuise pas.

 

Le lecteur peut ainsi trouver dans les romans des « modèles pour l’action » qui s’imposent moins de façon brutale comme des héros ou des exemples que comme des formes à refigurer pour soi, suggérant une certaine « rythmique de l’existence », un « tempo intérieur » qui ne déroule pas mais insiste, cristallise, esthétise.  Cette « voie des rythmes » permet de résoudre l’opposition qui avait semblé se durcir entre Proust et Ricoeur, la notion de destin portée par la narration et par les textes qui « reconnaissent » (La Recherche) d’un côté, et, d’un autre côté Sartre (et Gracq), la notion de liberté portée par la « possibilité de soi » dans la refiguration.

 

3) Il s’agit aussi dans la lecture, au bout du compte, de « se donner des modèles » dans une forme de vie, placée sous le signe de Barthes, guidée par la notion de conduite et traversée par la tension entre des modèles à suivre et la quête d’un devenir autre, entre interpréter et performer, entre pâtir et agir. Le cœur du modèle est désormais clairement l’action : quelles ressources pour « conduire sa conduite », pour orienter ses actions ?

 

En suivant Barthes au plus près (et peut-être davantage que  Proust, puis Sartre auparavant) mais aussi le dernier Foucault (celui du « gouvernement de soi et des autres »), qui entend rendre à des attitudes largement dépréciées une positivité et une valeur nouvelles.

 

Ainsi le bovarysme (Barthes), puis le dandysme (Foucault) deviennent des manières essentielles d’une « subjectivation jamais transformée en destin et pourtant contrainte, conduite, “informée”». Et l’outil fondamental de ces manières, celui qui résout la tension entre le pâtir et l’agir, est la Phrase que Barthes avait élevée au rang de notion (en approfondissant des réflexions de Proust d’ailleurs) pour dire l’unité minimale dans laquelle se reconnaître, se refigurer, s’infléchir.

 

La phrase, c’est la forme fondamentale qui permet d’être conduit. Styliser son existence sera ainsi « vivre des phrases qui nous devancent ».

 

 


[1] Marielle Macé » : «  Façons de lire, manières d’être »

[2] Ibid.

 

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