Philosophie - Technique et monde commun, Louis Ledonne

L’idéal qui prévalait au XIXème siècle et à la suite du siècle des lumières, supposait une amélioration continue des conditions de vie et de la société grâce aux sciences et aux techniques. Comment expliquer que cette technique qui était subordonnée à un objectif d’émancipation sociale et individuelle ait développé à certains égards un potentiel déshumanisant ? Saurons-nous la réorienter vers des fins civilisationnelles ?

La notion de perfectibilité, qui naît sous la plume de Jean-Jacques Rousseau, se distingue de celle de progrès. Cette notion doit nous mettre en garde contre la possibilité que l’être humain ne s’égare et ne devienne à la longue le tyran de lui-même. Autrement dit, les sciences et les techniques ne garantissent pas le progrès moral de notre espèce et à fortiori celle de l’individu.

 

Chacun d’entre nous doit s’humaniser au cours d’un processus éducatif exigeant le développement de sa réflexivité et l’harmonisation de sa raison et de ses émotions.  Ce processus requiert des institutions une éducation et une culture capables de développer les dispositions morales ou vertus qui donnent aux citoyens le sens de l’obligation.

L’humain n’a pas à être transformé par la technique sacralisée, considérée comme sa condition de perfectionnement sans limite. Ainsi pour le transhumanisme, le futur de l’humain passe non par l’éducation, mais par le remodelage de sa constitution génétique et biologique dans le but d’accroître ses performances individuelles.  Le transhumanisme représente ainsi l’aboutissement d’une idéologie qui, bien qu’elle s’affiche comme progressiste, s’oppose aux idéaux des Lumières.

 

La place assignée à la technique, son intégration à un projet social et culturel, sa façon dont elle se rend autonome sont révélatrices du type de société dans laquelle nous sommes ; n’a-t-elle pas tendance à échapper à notre existence et à alimenter une mythologie cristallisant le rêve de sortie de la nature et de l’humanité ?

 

Toutefois, la technique fait partie de l’existence, autrement-dit, elle appartient au monde commun, bien plus elle médiatise notre rapport à ce monde en nous faisant prendre connaissance des œuvres passées en tant qu’héritage ainsi que de nos inventions. Les techniques sont le support de la mémoire et permettent l’accumulation des savoirs ; elles sont la condition de transmission et du renouvellement du monde, même si elle peuvent aussi le menacer d’extinction.

Les technologies actuelles et celles dont nous héritons déterminent notre existence, notre manière d’être avec le monde. Réciproquement, les objets techniques et le milieu que l’interaction entre l’humain et la technique façonne sont constamment modifiés par l’intelligence humaine.

 

Notre espèce et notre civilisation sont donc fondamentalement techniques et c’est pourquoi elles sont instables et que leur évolution n’est pas prédéterminée. Cependant il faut reconnaître que si la technique n’est pas étrangère à la culture, elle peut être ressentie comme une aliénation. Il en est ainsi lorsque son processus qui la caractérise n’est pas suivi d’un mouvement d’appropriation que la réflexivité rend possible. Les travailleurs qui en font les frais ont le sentiment que leur savoir et leur savoir-faire sont devenus obsolètes.

 

Le numérique, l’intelligence artificielle et la robotisation, qui caractérisent le système technique actuel, modifient tous les secteurs d’activité, en particulier le travail et les échanges. Pourtant, il serait faux de conclure que le système technique contemporain et en particulier le numérique soient responsables de la crise globale que nous vivons. Celle-ci est la conséquence du modèle qui régit notre monde et pousse à mettre sur le marché des produits et des techniques qui ne répondent pas à nos besoins réels, mais à ceux que ce modèle suscite.

 

Depuis plusieurs décennies, le temps de passage de la découverte scientifique à l’invention puis à l’innovation s’est tellement raccourci que l’évolution technique nous échappe. Bien souvent, ces innovations technologiques sont orientées non pas en fonction des besoins de la population, de son éducation et de sa santé publiques mais en fonction d’intérêts immédiats de groupes privés. Faire en sorte que tout ce qui est techniquement possible devienne nécessaire apparaît comme la fonction première du marketing.

 

Dans une autre vision du monde basée sur la considération , il ne pourrait en être ainsi : parce que la technique n’aurait de sens que si elle contribuait à l’épanouissement de tout un chacun et à la préservation d’un monde commun. Elle ne deviendrait pas autonome et trouverait toute sa place au sein d’une société écologique et démocratique.

La technique est inséparable d’une organisation sociale et politique fondée sur la liberté et reposant essentiellement sur l’éducation et la culture. Celles-ci visent à cultiver les potentialités de l’humain, afin qu’il s’accomplisse comme individu et comme citoyen et une de leurs tâches principales est de nous aider à avoir un usage responsable des technologies.

La technique ne doit pas devenir une fin en soi mais un ensemble de moyens. Et il y va de notre responsabilité et de notre vigilance de ne pas renverser sa finalité.

 

 

 

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